Samedi 12 octobre.
Quarante-deuxième jour : Rome est à 640 kilomètres.
8 h 20, je sors d’un café repéré hier soir où j’ai pris mon petit déjeuner. Il fait beau, mais froid, j’ai gardé ma polaire. Cette nuit il a dû pleuvoir, car tout est mouillé. Mis à part trois chiens, heureusement attachés, qui bondissent vers moi et unissent leurs voix mélodieuses pour me souhaiter à leur façon une bonne journée, tout est désert. Medesano est à un peu plus de trente kilomètres. Lors de la réservation j’ai, comme d’habitude, demandé s’ils parlaient français, et la personne m’a répondu un « couci-couça » de bon augure.
Je me sens moins frais qu’hier, mais heureusement ma prothèse et moi commençons à nous habituer l’un à l’autre même si de temps en temps je dois la réajuster pour trouver la bonne position, celle où elle se fait presque oublier. Peu après l’abbaye le trajet enjambe une ligne de chemin de fer et l’autoroute qui lui est parallèle puis emprunte une petite route heureusement peu fréquentée qui les longe à distance.
9 heures, j’ai enlevé ma polaire. Après un bref passage sur une route empierrée je retrouve le goudron. Le bourdonnement de l’autoroute tout proche m’accompagne. Ce matin tout au fond de mon sac que je pensais pourtant avoir fouillé correctement, j’ai retrouvé ma serviette ! Je suis donc en possession de deux serviettes : en abandonner une ou pas, voilà la question.
9 h 30. À Castione Marchesi un bel ensemble religieux. Hier, mis à part lors du passage d’un gué où j’avais dû déposer mon sac pour me déchausser, je ne me suis arrêté qu’une fois pour déguster ma pomme et quelques biscuits, la machine ne fonctionne donc pas si mal, mais je ne sais pas si aujourd’hui elle pourra maintenir ce rythme, enfin pour le moment tout va très bien.
10 h 15, on retraverse l’autoroute qui, en ce samedi ensoleillé qui incite à prendre la route, est très chargée.
11 h 15 je suis face à la cathédrale San Donnino de Fidenza, magnifique avec ses deux lions de pierre qui en protègent l’entrée. Le centre-ville est très animé. Je traverse plusieurs places où se tiennent des marchés. À la sortie de l’un d’eux je dépasse un homme portant plusieurs sacs, sans doute ses achats, qui m’interpelle en essayant plusieurs langues. Je lui lance un « Bonjour ! ». « Ah vous êtes Français ! » et il continue à me parler dans ma langue. Il me confie qu’il est professeur de philosophie et qu’aujourd’hui il va devoir corriger les copies de ses élèves et que cela va être une épreuve, qu’il lui faudra sans doute devoir rester « zen » car ils sont vraiment nuls.
Puis il me demande mon nom et quel en serait l’origine. Je lui réponds qu’on trouve ce patronyme principalement dans le nord de la France. La consonance et l’occupation espagnole au dix-septième siècle des actuels Pays-Bas peuvent faire penser à une origine hispanique, mais l’Espagnol qui l’a importé l’avait lui-même peut-être hérité des Maures qui avaient envahi la péninsule avant cette période. Cela étant, certains pensent qu’il serait d’origine germanique. Donc en fait, à ma connaissance, on n’en sait rien. À son tour il me donne le sien qui, d’après lui, est d’origine germanique, ce qui semble le rendre plein de fierté. En nous séparant, il m’a demandé de prier pour lui et pour sa mère de 98 ans quand je serai à Rome.
12 h 30 je quitte Fidenza. Après avoir suivi une piste cyclable, on retrouve le goudron. Il fait toujours beau, mais à l’ombre il fait froid.
15 heures. Je ne sais pas du tout si j’ai dépassé Costamezzana qui est indiqué sur ma carte. Sur la colline il y avait un village avec des maisons de toutes les couleurs que j’ai photographié en pensant que c’était lui, mais au dernier moment le chemin a bifurqué et s’en est éloigné. Peut-être que pour nous ménager, le tracé évite de nous faire monter là-haut. Dans le cas contraire je ne serais pas aussi avancé que je le pensais.
En ce moment je marche sur un chemin, sinon depuis ce matin cela aura été à quatre-vingt-dix pour cent sur route avec de la circulation ce qui au bout d’un moment finit par être pénible.
15 h 15, je suis rassuré, après une belle montée d’une centaine de mètres de dénivelé, je me retrouve sous le château de Costamezzana qui, sur la carte, est au-delà du village.
16 heures. Je viens de parcourir un tronçon qui m’a paru interminable sur un chemin de glaise sans doute détrempé par les pluies nocturnes. Très vite mes semelles se sont épaissies de plusieurs centimètres. Je m’enfonçais, je glissais. C’était éprouvant. Heureusement il fait très beau et la montagne est magnifique.
Je retrouve enfin avec plaisir un bon goudron bien stable sous les pieds où je peux racler mes chaussures. Au détour d’une maison j’aperçois un homme en train de lancer des cailloux dans un champ de l’autre côté de la route, au dernier moment il comprend que je suis sur la trajectoire et s’arrête. Nous échangeons un petit signe amical.
17 h 15 après Cellia il y avait un petit gué qu’on pouvait traverser à sec sur des pierres un peu branlantes, puis une montée assez rude en haut de laquelle j’ai estimé que quatre heures de marche méritaient bien une petite pause après laquelle j’ai repris tranquillement ma route en profitant de la descente. En fait c’est une région très vallonnée où il neige en hiver, les routes sont bordées de panneaux signalant qu’il faut s’équiper de chaînes du 15 novembre au 15 mars. Le temps est toujours au beau fixe et c’est très agréable. Je suis en forme. J’ai bien fait de m’arrêter. Visiblement je devrais le faire plus souvent.
Cheminements, la série de livres (papier et ebook) relatant mes marches jusqu’à Compostelle est désormais disponible ICI.
Arrivée à Medesano vers 18 heures. Au centre-ville une dame d’un certain âge m’interpelle pour savoir « d’où je viens, combien de kilomètres j’ai fait… », enfin c’est ce que je crois comprendre car naturellement tout est en italien, elle me lance « … qu’il faut que je mange bien… » du coup je me dis qu’elle va m’inviter à manger, mais non, dommage, puis elle me demande « mon âge », j’essaye de lui répondre avec mes doigts et elle me dit « on a le même âge ». J’ai dû mal me faire comprendre car honnêtement elle paraît plus âgée, mais en fait peut-être que je me fie trop à l’âge de mon moi intérieur. C’est comme les températures, il y a l’âge réel et l’âge ressenti… par soi… et par les autres.
Après avoir demandé mon chemin à des passants, je parviens à la paroisse San Pantaleone encerclée de voitures. En contournant l’édifice une personne ayant repéré mon look de pèlerin m’aiguille vers l’« Oratorio Don Bosco » où je suis accueilli chaleureusement. Il est 18 h 20, j’ai de la chance ils ferment à 18 h 30, mais sans doute aurais-je pu sonner d’autant plus qu’il doit y avoir une sorte de fête paroissiale ce qui explique l’encombrement automobile. Plein d’enfants courent dans tous les sens en hurlant. Pendant que je m’inscris, à ce propos je viens d’entamer ma deuxième crédentiale, l’un d’eux vient tripoter mon sac à dos que j’avais déposé sur une chaise et finit par le faire tomber ; je lui fais des gros yeux soutenu par une des accompagnatrices, peut-être sa mère, avec qui j’entame une petite conversation en anglais à laquelle l’enfant se met à participer : un gamin très déluré !
Une chambre pour moi tout seul ! Deux lits simples et deux lits superposés, donc quatre places. Pas de cuisine, mais on m’a assuré qu’il y avait des restaurants aux alentours. Par contre, comme annoncé, une superbe machine à laver le linge à laquelle je me suis empressé de confier mes vêtements en lui demandant un « lavaggio breve » que je suppose signifier « lavage rapide » : il faudrait que tout sèche avant demain matin. Pendant qu’elle travaillait j’ai pris ma douche puis j’ai attendu qu’elle termine pour tout étendre avant d’aller à la recherche de ma pitance.
À proximité une pizzeria annonce un menu du jour à petit prix. J’entre, malheureusement le samedi soir ils ne proposent que la carte. Ils savent ce qu’ils font, au début de la soirée il n’y avait pratiquement personne, puis petit à petit le restaurant s’est rempli. Je choisis donc une salade mixte pour les vitamines et des spaghettis à la carbonara en me souvenant de l’énorme portion qui avait été servie à Pierre le Québécois lors de notre repas à Mortara. C’était déjà il y a une semaine ! Ici mon appétit la trouve très nettement insuffisante et je la complète par une pizza en guise de dessert. J’ai du mal à la finir d’autant plus que je tombe de sommeil et j’en laisse à peu près un quart. Je me suis rassasié pour un prix qui reste modéré, 19 euros boissons comprises : en arrivant j’avais l’intention de m’offrir une bonne bouteille de vin, mais quand j’ai passé commande la serveuse m’a fait comprendre que cela lui paraissait beaucoup, alors face à cette sollicitude quasi maternelle je me suis montré raisonnable : un quart de vin et une eau gazeuse.
J’espère que la petite fête est terminée ou ne durera pas trop tard, en principe les enfants se couchent tôt. De toute façon j’ai mes bouchons d’oreille. Ce soir je suis sorti sans ma prothèse. Tout s’est bien passé. Cela me donne de l’espoir pour la suite. Demain je vise Cassio à une trentaine de kilomètres où il y a une « Casa de la Via Francigena », un refuge de l’association des Amis de la Via Francigena, la même association qu’à Santhia, un gage de qualité.
1157 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 35 aujourd’hui.






























