Vendredi 18 octobre.
Quarante-huitième jour : Rome est à 447 kilomètres.
7 h 40, je sors du centre-ville de Pietrasanta. Ce matin il fait encore très beau, mon genou, mon aine droite ainsi que la gauche ne se plaignent pas. Donc tout est au mieux en cette dernière journée de ma huitième semaine de marche, mais je reconnais que ça commence à être long, j’ai hâte d’arriver.
8 heures, je passe devant la belle église de Santi Giovanni e Felicita à Valdicastello. Yann est parti devant. Depuis hier il ressent comme une épine dans le talon et il m’a confié que cela le freinait. Personnellement je ne l’ai pas constaté, sa foulée, accompagnée d’un grand bâton de pèlerin apporté du Québec, me paraît toujours aussi impressionnante. Demain il compte prendre une journée pour aller en bus ou en train visiter Pise. Plus tard il voudrait aussi faire un crochet par Florence. En plus de l’intérêt touristique, il espère que cela va le reposer et faire disparaître cette douleur au pied qui le taraude. Dans un sens cela me soulage, même si sa compagnie est agréable, j’ai eu peur un moment que nous marchions ensemble jusqu’à Rome, je suis un ours.
Hier soir j’ai reçu un message d’Anne, elle est arrivée à Compostelle après son Camino Portuges et compte repartir chez elle par le Camino Frances. Moi qui commence à trouver le temps long !
Un peu avant dix heures, je fais une petite halte dans un parc à Camaiore. En ville il y avait un marché et une joyeuse animation. Chassé par une souffleuse qui aide les premières feuilles d’automne à s’envoler je ne m’attarde pas.
Environ 12 h 15, me voici à Valpromaro. Il fait beau et je me sens bien. En route le chemin était souvent agréable avec des portions le long de canaux, d’autres en forêt et quelques-unes sur des petites routes, cependant un peu gâché par la longueur des portions sur de grandes routes à forte circulation. Les conducteurs sont en général attentionnés, mais évidemment il y a toujours un quota d’énergumènes qui coupent les virages même dans les zones réservées aux piétons. Mais ce n’est pas le seul danger. Alors que je marchais consciencieusement à gauche, avec pratiquement aucune marge entre le fossé et la ligne blanche qui marquait le bord de la chaussée, est arrivé un groupe de cyclistes dont le premier, à fond, le nez dans le guidon, suivant tout aussi consciencieusement cette ligne, s’est retrouvé face à moi et ne me voyant qu’au dernier moment a fait un écart surprenant ainsi la voiture qui le dépassait qui à son tour, heureusement, s’est déportée brusquement pour l’éviter. Ouf ! Il n’y avait personne en face. Les anges gardiens ont bien du mérite.
13 h 30 je quitte un bistrot un peu après Valpromaro où je n’en avais pas trouvé. En route j’avais aperçu, délicate attention, un arrêt à destination des pèlerins, avec bancs et tables, mais malheureusement je n’avais aucune provision. Dans ce bistrot du wifi était mis à disposition et j’en ai profité pour charger une application signalée par Yann, « Cartes d’Italie » que m’avait indiqué Yann permettant de télécharger des cartes sur son téléphone et donc d’économiser par la suite des connexions Internet. Pendant que je dévorais un sandwich et consultais mes mails des joueurs de carte ont investi deux tables et rapidement des échos dignes du « Marius » de Marcel Pagnol où plutôt vu le contexte, dignes de Peppone et Don Camillo ont résonné dans une ambiance chaleureuse.
Il fait très beau. Avec le soleil évidemment tout prend un autre visage, on est en Toscane ! Il y a des oliviers, des orangers, des palmiers.
14 h 30 je viens de descendre un chemin complètement raviné avec des fondrières. Quand il pleut cela doit être un vrai torrent. Un peu plus tôt, cette fois-ci en montant, le chemin ressemblait plus à une conduite d’évacuation d’eaux usées, avec des déchets, des pierres, des bouts de tuiles et de briques et autres détritus. Sans doute que parfois, pour tracer le chemin, il faut choisir entre routes dangereuses et sentiers improvisés. Il fait toujours beau, mais ça se couvre.
15 h 40, je suis assis sur un banc au bord d’une piste cyclable qui longe le Serchio que j’ai traversé à San Pietro où, dans un gros bus à l’arrêt, des Autrichiens, comme le « A » de la plaque minéralogique le laissait deviner, m’avaient longuement observé lorsque je l’avais dépassé. Je n’y avais pas prêté spécialement attention, mais je comprends que ce sont eux qui se dirigent actuellement vers moi : un groupe d’une cinquantaine de personnes précédé d’un homme qui tient un grand crucifix orné d’une couronne de buis et de fleurs.
Probablement toute une paroisse qui se déplace avec le curé ou le pasteur en tête. Ils font la plus grande partie des étapes en bus puis les finissent à pied vers un lieu de dévotion ou simplement touristique. J’avais déjà été témoin de cette pratique en Espagne. En passant devant moi ils me mitraillent avec leur appareil photo comme au zoo, sans doute m’identifiant comme un « vrai » pèlerin, alors qu’en fait, au sens religieux du terme, ce sont plutôt eux. Je vais leur laisser un peu d’avance, ils ont tous des petits sacs et marchent d’un bon pas, ils n’ont pas l’air d’être fatigués. Je suppose que je vais les retrouver dans Lucques. À chacun son Chemin !
16 h 55, en continuant à suivre le Serchio, séduit par la tranquillité du bord de rivière, je me retrouve devant le Monte San Quirico où mon guide indique une possibilité d’accueil pèlerin chez les capucins qu’il signale comme « hors chemin ». Donc je me suis trompé, j’ai été trop loin. Heureusement je peux repiquer vers le centre-ville de Lucques en suivant un moment ses fortifications puis en franchissant la porte Santa Maria.
La ville grouille de touristes. Je recroise le groupe de pèlerins qui se dirige vers la sortie de la ville, mais cette fois sans être précédé par son crucifix. Avant d’atteindre le refuge San Frediano où un couchage m’attend, je prends le temps de visiter la basilique qui lui a donné son nom et dont la façade est ornée d’une immense et magnifique mosaïque.
17 h 30, je suis dans le refuge, une sorte d’auberge de jeunesse. Yann m’y a précédé, il est arrivé à 15 h 30, toujours aussi rapide ! Je ne sais pas si c’est la bonne méthode, mais il m’a dit marcher plus vite pour avoir mal moins longtemps. Dans le dortoir se dressent trois blocs de deux lits superposés et il a eu la gentillesse de me réserver un lit du bas.
Il m’annonce que sa décision est prise, il rentre chez lui. Il est pressé de partir, il a maintenant mal aux deux pieds, il ne veut pas souffrir encore pendant deux semaines, il n’a plus le goût d’avancer sur la Via Francigena. J’essaye de le raisonner, abandonner si près du but, après quelques jours de repos il pourrait sûrement reprendre le Chemin… Mais en fait Rome n’était pas vraiment son objectif, il voulait juste faire une coupure pendant son année sabbatique, ne pas tourner en rond chez lui comme un chômeur. Et puis sa femme lui manque. Il reviendra, mais cette fois avec elle… En fait inutile de discuter il a déjà tout organisé, pris son billet d’avion, une opportunité, alors qu’en principe plus on s’approche de la date du départ, plus les prix sont élevés, mais peut-être qu’une place s’est libérée, ou qu’ils soldent, c’était incroyablement bon marché. Un signe du destin. Il a sauté sur l’occasion. Je lui ai quand même conseillé de se renseigner sur les horaires des trains vers l’aéroport parce qu’à son habitude il avait l’intention de partir le nez au vent et bien lui en a pris car en fait il faudra qu’il soit à la gare à six heures demain matin.
Cheminements, la série de livres (papier et ebook) relatant mes marches jusqu’à Compostelle est désormais disponible ICI.
Dans la chambrée il y a un Espagnol qui a travaillé en France et qui parle très bien français. Lucques sera le point de départ de sa marche vers Rome, mais il va d’abord, comme Yann l’avait envisagé, faire un circuit en bus et en train pour visiter Pise et Florence. Il y a aussi un Allemand dont on ne saura pas grand-chose et un Français qui est parti de Lyon et est passé par le col du Grand Saint-Bernard. Nous échangeons quelques souvenirs de notre périple, lui a franchi le col de la Cisa poussé par un vent terrible, mais par grand soleil avec une vue splendide à 360 degrés sur toute la région. Comme Yann il a un grand bâton de marche, et, est-ce une des causes, il a lui aussi très mal aux pieds et a décidé de s’accorder une journée de repos pour visiter la ville et profiter d’un festival de jazz en espérant que cette pause le retapera.
Dans la soirée, pour profiter de l’instant avant notre séparation, Yann et moi allons manger sur la Piazza del Anfiteatro. Construite sur les ruines d’un ancien amphithéâtre romain elle en épouse la forme et n’est pratiquement bordée que par des établissements de restauration d’où, selon leur spécialité, s’échappent toutes sortes de musiques, du jazz à l’opéra, dans une joyeuse cacophonie. Yann commande des tagliatelles à la carbonara qu’il trouve meilleures que celles qu’il mange habituellement au Canada, pendant que je choisis un risotto aux cèpes. Les portions ne sont pas gigantesques, mais arrosées par un petit vin blanc frizzante dont, pour une fois, il a pris un verre, tout est apparu délicieux. Une excellente soirée presque estivale.
Demain je compte rejoindre San Miniato Basso à une quarantaine de kilomètres.
En triant son sac pour son retour Yann m’a fait cadeau de trois Congolais que lui appelle des macarons.
1349 kilomètres parcourus depuis chez moi dont 34 aujourd’hui.
D’autres photos de ma Via Francigena


















